Voici probablement la partie qui m’a le plus coûté d’enlever de L’éthologie(presque) facile !, faute de place ! La présentation rapide des fondateurs de l’éthologie moderne en France. C’est d’autant plus rageant que j’étais toute contente d’en parler autour de moi pendant l’écriture, à des collègues, en racontant à qui voulait bien l’entendre que j’avais très hâte de le faire figurer dans l’ouvrage pour que les étudiants et étudiantes actuels en éthologie puissent découvrir tout ça…Moi-même, j’en ai pris connaissance sur le tard et j’avais hâte d’en informer d’autres. Je me console donc en vous partageant cet extrait inédit dans un version rallongée avec moult documents à la fin pour en savoir plus !
Bonne lecture !
La fondation de l’éthologie moderne s’est principalement jouée dans certains pays d’Europe (Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni …) ainsi qu’aux États-Unis. Mais qu’en est-il de l’éthologie française ? Il faudra attendre les années 1950 pour qu’elle émerge réellement, même si plusieurs biologistes français s’étaient partiellement penchés sur le comportement.
Poètes et encyclopédistes du tournant du XXème siècle

Timbre de 1957
C’était par exemple le cas de Jean-Henri Fabre (1823-1915), à qui l’on doit plusieurs descriptions entomologiques précieuses, comme celle du comportement d’attraction des papillons mâles Grand paons de nuit (Saturnia pyri) en présence d’une femelle. Ce sont ses expériences qui ont mené à la découverte de la communication chimique chez ces insectes. Fabre, contemporain de Darwin, est toujours loué aujourd’hui pour ses observations précises, ses expériences ingénieuses et son style d’écriture poétique, bien différent du style aride des publications scientifiques contemporaines. Ses souvenirs entomologiques, publiés entre 1879 et 1907 ont inspirés de nombreux curieux et curieuses et suscités des vocations chez des éthologues d’ hier et d’aujourd’hui. S’il est un peu oublié par chez nous, il est toujours hyper populaire au Japon où plusieurs mangas lui sont même dédiés !

Couverture d’un manga paru en 2012 qui a Fabre pour héros
L’autre grande figure du XXème siècle est le zoologiste Pierre-Paul Grassé (1895-1985), un scientifique érudit touche à tout, dont le profil ornera même une médaille éditée en 1975. C’est sous son impulsion que seront créées les stations de recherche CNRS de Makokou au Gabon en 1960 (fermée en 1979), puis le Centre d’Études Biologiques de Chizé (CEBC) dans les Deux-Sèvres en 1968, centre qui est toujours en activité. Il se spécialise sur les insectes, les termites plus particulièrement, et donne ainsi le ton : l’éthologie française se consacrera principalement aux insectes sociaux pendant longtemps. Même s’il était incontournable (on lui doit la direction d’un Traité de zoologie encyclopédique généraliste de 38 volumes produit sur 40 ans), il était aussi décrié du fait de son scepticisme (plutôt passé de mode) envers la théorie de l’évolution et la sélection naturelle.

Médaille de la monnaie de Paris éditée en 1975
Il participe à l’organisation d’un colloque à Paris en 1954 sur l’instinct où Lorenz et Tinbergen, les superstars du moment, sont présents mais Grassé semble quelque peu critique vis-à-vis de leurs découvertes (on peut même dire qu’il tacle férocement). J’y vois là un poil de chauvinisme revanchard.
Qu’il me soit permis de dire ici que les entomologistes français, dont les initiateurs furent Réaumur et H. Fabre, ont découvert à peu près tous les principes mis en œuvre par l’École objectiviste. Mais ils ont eu le tort de ne pas les fondre en un corps de doctrine.
Grassé, après avoir écouté la présentation de Lorenz sur la théorie objectiviste de l’instinct, lors du colloque de 1954
Une opposition Est-Ouest
La structuration de l’éthologie française moderne a réellement lieu avec deux des étudiants de thèse de Grassé, Rémy Chauvin (1913-2009) et Gaston Richard (1920-2012). Bien qu’issus de la même lignée académique, les deux hommes sont diamétralement opposés tant du point de vue politique que scientifique. Ce sont des ennemis jurés, qui se bagarrent par étudiants interposés pour obtenir des fonds et des postes. Ils adoptent également des axes de recherche différents : Chauvin en grand fan de Lorenz, soutient sa vision assez mécanique de l’instinct alors que Richard se tourne vers l’écologie comportementale ou éco-éthologie comme l’opposant public de Lorenz, l’état-unien Daniel Lehrman. Cette discipline sœur de l’éthologie met en avant l’importance de l’environnement et du vécu de l’animal dans la construction de ses comportements.

Rémy Chauvin à gauche et Gaston Richard à droite
Rémy Chauvin, qui travaille majoritairement à Strasbourg et Paris, se spécialise sur l’étude des effets de groupe chez les insectes et sur les sociétés animales, après avoir fait une thèse sur le criquet pèlerin. Il fonde une station de recherche à Mittainville sur une propriété qu’il a acquis personnellement. Il se réclame ouvertement de l’école objectiviste, portée sur l’inné défendue par Konrad Lorenz et comme Grassé, il se montre sceptique face à la théorie de l’Évolution. Comme son mentor, il rejette l’utilisation de l’anglais, pourtant décrétée langue de référence lors d’échanges lors des colloques internationaux. Cela contribuera à freiner le rayonnement des travaux d’éthologues français qui ne publient pas dans les revues de référence. Malgré cela, Chauvin s’investit dans la rédaction d’ouvrages de vulgarisation et on lui doit une importante diffusion de l’éthologie auprès du grand public.
Gaston Richard, lui, soutient une thèse sur le phototropisme, l’orientation par rapport à la lumière des termites. Puis, il consacre la majorité de sa carrière à l’influence de l’environnement sur les comportements ainsi que sur l’ontogenèse, le développement de l’individu au cours de sa croissance. Il participe à la création de la station biologique de Paimpont en 1967, rattachée à l’université de Rennes où il est en poste. Le but premier de la station est de proposer aux étudiant.es des journées de terrain pour faire des observations en milieu naturel, sur la faune et la flore locales. C’est aussi suite à l’impulsion de Richard que se créé la Société française pour l’Étude du Comportement Animal (SFECA) qui fédère ainsi pour la première fois les éthologues français et diffuse leurs recherches en dépit de leurs divergences d’intérêts politiques et thématiques. Richard, contrairement à Chauvin, cherche à ouvrir la communauté éthologique française à l’international.

Logo de la SFECA (depuis 2021)
Ultracrépidarianisme et féminicide
Malgré leur rôle de pionniers incontournables, Chauvin et Richard sont rarement mis en avant (je n’ai aucun souvenir d’avoir entendu parler d’eux lors de mes études), ce qui s’explique sans doute par la suite de leurs trajectoires.
Il ya deux bons éthologistes en France, l’un est fou, l’autre est en prison
Pierre Buser, responsable du DEA Système nerveux et comportement à l’université Paris VI s’adressant à Bernard Thierry, professeur en éthologie, alors qu’il était étudiant
Chauvin, malgré sa popularité, sombre dans les pseudo-sciences et le paranormal. Il publie aussi des ouvrages sur des sujets qui sortent largement de son domaine d’expertise comme dans Les surdoués (1975). Cette pratique nommée ultracrépidarianisme se retrouve chez de nombreuses pointures scientifiques, dont des prix Nobel, qui prennent position, et disent parfois des énormités sur des thématiques qui n’ont rien à voir avec leurs travaux de recherche. Membre de l’Institut métapsychique international (vous avez bien lu), il publie des ouvrages tels que la Parapsychologie : Quand l’irrationnel rejoint la science (1980) ou À l’écoute de l’au-delà (1999).
Richard quant à lui est emprisonné en 1975 pour l’assassinat de son épouse Nelly qu’il a étranglé lors d’un acte sexuel avant de l’enterrer dans son jardin. Il est arrêté à son retour du colloque de Parme où il a présenté ses travaux comme si de rien n’était. Alors que la peine de mort était encore d’actualité, le professeur plaide devant le tribunal une réaction instinctive dont il ne pouvait se défaire au moment de l’acte, ce qui ne manque pas de sel vu son combat scientifique et idéologique contre la vision mécanique des comportements instinctifs de Lorenz. Il est condamné à la réclusion perpétuelle en 1977.
Si l’affaire a fait grand bruit à l’époque et a ébranlé à juste titre le laboratoire de Rennes et le monde de l’éthologie française de manière irrémédiable, Richard a été peu à peu effacé des mémoires collectives. Il n’a pas de page Wikipedia par exemple et trouver des informations précises sur ses travaux relève du défi. Pourtant, à mon sens, ce serait plus judicieux de parler de lui et de ses découvertes, sans pour autant effacer ce qu’il a commis. Les féminicides ne sont pas des moments d’égarement (ou des « moments de démence » comme j’ai pu le lire) et même des scientifiques brillants, blancs, issus de classes sociales élevées, des notables à priori respectables, peuvent s’en rendre coupables.
Malgré ce tumulte et une construction chaotique, malmenée par des batailles d’ego et d’idéologie, l’éthologie française continue à se développer aux quatre coins de la France, de Rennes à Strasbourg en passant par Toulouse, St Étienne, Paris, Tours et Caen. La profession se féminise de plus en plus. Chaque labo trouve sa spécialité et plonge dans une meilleure compréhension du comportement animal dans toute sa diversité, des seiches aux moutons en passant par les souris glaneuses, bourdons, babouins et autres corbeaux freux. Ce n’est que le début de découvertes passionnantes et on ne peut que s’en réjouir !
Affaire à suivre !
Pour aller plus loin
- Un numéro du nid de pie radiophonique avec une chronique sur le merveilleux Jean-Henri Fabre
- Tous les textes de Fabre en libre accès ici !
- Hommage posthume à Pierre-Paul Grassé par Paul Pesson et résumé de ses travaux (1985)
- Résumé du programme du colloque de 1954 sur l’instinct (où Grassé a taclé Lorenz).
- La thèse de Philippe Chavot (2014) sur la naissance de l’éthologie en Allemagne, Grande-Bretagne et France de 1930 à nos jours. Un travail éclairant et extrêmement complet sur l’émergence de la discipline.
- L’ouvrage collectif Témoignages sur la naissance d’une science. Les développements de l’éthologie en France (1956-1990) dont est issu la citation de Bernard Thierry. Plus divertissant qu’un soap opera et instructif pour mieux comprendre toutes les luttes politiques et d’influence qui se tramaient derrière chaque poste et chaque labo.
- Un ouvrage en anglais passionnant sur Lorenz, Tinbergen et l’émergence de l’éthologie en tant que discipline via une correspondance riche (la citation de Grassé vs Lorenz en est issue): R.W. Burkhardt Jr,(2005) Patterns of behaviors : Konrad Lorenz, Niko Tinbergen and the founding of ethology, the university of Chicago press. Empruntable gratuitement pour lecture sur le site d’Archive.
- le site de la Société Française pour l’Étude du Comportement Animal
- Un article de blog détaillé sur les fondations de la station de Paimpont
- Un article de Marie Lacomme qui résume le livre de Guillaume Rey sur la station en primatologie de Makokou et celle de Paimpont.
- Une vidéo INA de Rémy Chauvin qui évoque l’intérêt de l’éthologie (1962), et une autre, où en bon fanboy, il parle de Konrad Lorenz et de ses oies (1962). Je n’ai pas pu résister à vous montrer un bout du lac de Seewisen, où j’ai aussi eu la chance d’aller en pérégrination lors de ma thèse.
- Le procès de Gaston Richard a fait les gros titres. Plusieurs articles parus dans le journal Le Monde, en retracent les étapes entre 1975 et 1977 sous la plume acérée de Françoise Berger qui ne mâche pas ses mots (à raison). Voici celui qui est le plus accessible aux non-abonnés.