Initialement publié sur le blog Parlons science du Muséum de Toulouse, à l’occasion de leur exposition temporaire sur la Magie, voici un article qui met à l’honneur mes chers corbeaux, et leur lien certain avec les sorcières et les enchanteurs ! Bonne lecture
Le corbeau, annonciateur de mauvaises nouvelles, lié à la mort et aux ténèbres, est considéré dès l’antiquité comme un animal extrêmement futé. Malgré tout, il reste un mal-aimé notoire : hôte des cimetières et amateur de cadavres, son cri lugubre fait frissonner et, dit-on, porte malheur ! Compagnon des sorcières d’hier, toujours persécuté aujourd’hui dans nos villes et nos campagnes, il n’en reste pas moins un animal fascinant, à la vie sociale complexe et à l’intelligence bien souvent sous-estimée.
Comment les représentations de cet animal ont-elles évoluées au cours du temps ? Est-il toujours considéré comme un oiseau de mauvais augure ? Et, que savons-nous réellement de son intelligence ?
« Angoisses » de August Friedrich Schenck, vers 1878 (Crédit : Wikipédia, domaine public).
Oiseau païen par excellence
Le corbeau fait plus souvent naître l’effroi et le rejet que le respect et l’enthousiasme. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi ! Cette représentation inquiétante reste relativement récente et est directement liée à la christianisation de l’Europe. Ailleurs sur la planète, le corbeau est associé à la création du monde, à l’astre du jour ou à l’amour filial ou romantique. On lui prête souvent sagesse et longévité et plusieurs cultures lui confèrent même des capacités de prémonition.
En Europe, ils ont d’abord été associés aux champs de bataille, à la guerre et à la mort, sans être pour autant perçus comme maléfiques. Le dieu Lug du panthéon gaulois, lié à la lumière mais aussi aux batailles et à la sorcellerie, tiendrait son nom de « lugos », dont l’une des significations est « corbeau ». Dans la mythologie scandinave, Odin, le dieu des dieux chez les vikings, possède pour animaux de compagnie deux grands corbeaux : Huginn (« pensée ») et Muninn (« mémoire »). Ils volent chaque matin au-dessus du monde pour glaner toute information nécessaire et les rapportent à leur maître borgne. Ils voient le présent, le futur et l’avenir ainsi que dans le cœur des hommes.
Huginn et Muninn sur les épaules d’Odin, illustration issue d’un manuscrit islandais du 18ème siècle (Crédit : Wikipedia, domaine public).
Le trio de déesses guerrières irlandaises Macha, Morrigan et Badbh (qui signifie « corneille » en gaélique), peut prendre l’apparence de différents animaux (vache, anguille, loup) mais c’est celle du corbeau qui lui colle à la peau. L’aspect qu’elles adoptent pendant la bataille permet d’en prévoir l’issue. Elles chantent pour encourager les combattants, avant de dévorer les corps des vaincus.
Représentation moderne de Morrigan, déesse guerrière païenne accompagnée de corbeaux (Crédit : Shiva Anarion)
Célébrés par les peuples païens qui adulaient sa sagacité et sa force, le corbeau a vu son image se dégrader au fil des siècles avec la christianisation. Sa déchéance est à son comble quand on l’associe au diable et à ses agents sur Terre : les sorcières !
Le familier des sorcières
Les animaux qui étaient autrefois associés aux dieux anciens deviennent petit à petit des bêtes sauvages et maléfiques dans les contes populaires et les superstitions. Ces animaux déchus ont pour point commun d’être actifs la nuit (chouettes, hiboux, crapauds, chats, rats, chauves-souris, araignées, etc.) ou simplement d’avoir le corps de couleur noire (chiens, poules, chèvre, cheval, âne, etc.). Comme on les connait mal, on leur prête toute sorte de comportements inquiétants. Tous, ainsi que nos noirs corbeaux, sont donc en toute logique les compagnons des sorcières et sorciers, leurs « familiers », des êtres démoniaques, qui leur sont intimement liés.
Couverture du pamphlet imprimé par John Hammond par linogravure en 1643. On y voit une sorcière et deux corbeaux (Crédit : Bibliothèque de l’université de Glasgow).
On raconte que les sorcières se glissent dans la peau de leurs animaux, qu’ils les accompagnent lors du sabbat, ce rassemblement orgiaque où se trament les pires horreurs. D’ailleurs, pour invoquer Satan, les prêtres démoniaques lèveraient un calice en s’exclamant « corbeau noir ! ». Plusieurs parallèles sont esquissés entre l’oiseau noir et ses sombres propriétaires : ténébreux, criards, vivant dans des lieux reculés et presque immortels !
Cette longévité ne date pas d’hier puisque le poète grec antique Hésiode affirmait déjà que la corneille pouvait vivre 864 ans et le corbeau, trois fois plus vieux, soit 2592 ans ! Parfait pour être la réincarnation du Mal. Les corbeaux sont aussi connus pour parler, ce qui leur permet de discuter avec leurs propriétaires et de les tenir informés des moindres faits et gestes dont ils sont témoins !
Corbeaux de salles obscures
Les sorcières reviennent sur le devant de la scène et peuplent romans, films et autres séries télévisées fantasy. Comment y sont représentés leurs corbeaux familiers dans les productions contemporaines ?
Dans Blanche-neige et les sept nains (1938) des studios Disney, la Méchante Reine héberge un corbeau dans son repère, caché dans les cachots. L’oiseau ne partage aucune réelle relation avec la sorcière et semble même pâtir de leur interaction. Il assiste, horrifié, à la préparation de la pomme empoisonnée et on le voit sursauter d’effroi quand elle annonce son plan machiavélique ! Le corbeau, au même titre que le spectateur, est le témoin impuissant de ses noirs desseins.
La méchante reine qui sert de marâtre à Blanche-neige, transformée en effrayante sorcière présente la pomme empoisonnée au corbeau, terrifié. Aucun lien d’affection ne semble les lier (Crédit : Disney).
C’est une interaction très différente que l’on observe entre Maléfique, la sorcière pourvue de cornes et son corbeau, dans La Belle au bois dormant (1959), une autre production Disney. Indissociables, l’oiseau est toujours à ses côtés. Même s’il profite de ses caresses, le corbeau de Maléfique est avant tout son fidèle lieutenant, à qui elle confie la mission délicate de retrouver la princesse Aurore. Informateur et espion, c’est lui qui par ses cris avertit sa maitresse de l’évasion du prince Philippe. Son attachement profond au volatile est notable lorsque la fée Pimprenelle change l’oiseau en pierre, provoquant la colère de la sorcière, qui se transforme alors en dragon avant de s’élancer à leur poursuite.
Maléfique, la sorcière qui jette un sort à la princesse Aurore dans « La belle au bois dormant » est inséparable de son oiseau (Crédit : Disney).
Dans un registre plus sombre, on retrouve le corbeau dans des productions en prises de vue réelle récentes. La méchante reine dans le film Blanche-neige et le chasseur (2012), baptisée Ravenna (de « Raven », le grand corbeau en anglais) et dont plusieurs tenues sont ornées de plumes et crânes, est capable de s’incarner en un vol de corbeaux pour se déplacer d’un endroit à l’autre. Dans la série « Les nouvelles aventures de Sabrina » diffusée sur Netflix (2018-2020), c’est Lilith, première femme d’Adam et maîtresse de Lucifer, qui se voit affublée d’un corbeau. Mais plus qu’un familier doté de parole, l’animal, nommé Stolas, hérite du nom d’un démon décrit dans le Lemegeton, fameux traité de démonologie datant du XVIIème siècle. Lilith tue brutalement Stolas quand il lui fait une remarque qui n’est pas à son goût. Il est ramené à la vie par le Diable en personne, qui en fait son espion et l’utilise pour piéger et punir Lilith.
Dans le film Rebelle (2012) des studios Disney-Pixar qui met en scène Mérida, une princesse écossaise, c’est une toute autre vision du corbeau qui nous est offerte. Malicieux, bavard invétéré, il sert essentiellement de ressort comique. Insolent, il s’attire les foudres de sa propriétaire qui le corrige à coups de balais, même s’ils semblent inséparables et qu’il l’assiste dans toutes ses tâches. On le voit même participer à la confection de la potion réclamée par l’héroïne, affublé d’un petit masque de soudeur, parfaitement adapté à sa taille (et à son bec) !
La sorcière que l’on voit dans le film « Rebelle » vit recluse et s’adonne à la sculpture sur bois. Elle n’a pour seul compagnon qu’un corbeau farceur et irrévérencieux (Crédit : Disney)
Les représentations anciennes du corbeau perdurent jusqu’à nous par le biais de réinterprétations modernes qui en sont les dignes héritières. Mais sont-elles fidèles au comportement réel du corbeau ?
Un corbeau peut en cacher un autre !
Le terme générique de « corbeau » regroupe bien souvent plusieurs oiseaux différents. En France métropolitaine, trois oiseaux aux plumes noires sont bien souvent confondus entre eux: la corneille noire, le corbeau freux et le grand corbeau.
Photographies des principaux oiseaux assimilés au « corbeau » et observables en France métropolitaine. De gauche à droite : corneille noire (Crédit: L. B. Tettenborn alias Loz), corbeau freux (Crédit : Andreas Trepte) et grand corbeau (Crédit : David Hofmann). Source : Wikipédia, CC BY-SA.
La plus répandue en ville est la corneille noire (Corvus corone). Un peu plus grande que notre pigeon biset, elle mange de tout et forme des couples monogames au sein desquels les deux partenaires sont fidèles sur la durée. Le corbeau freux (Corvus frugilegus) est d’une taille comparable à la corneille noire et il affectionne les champs, où il peut s’attaquer aux récoltes. Cependant, il se rapproche de plus en plus des villes où la cohabitation avec l’humain est souvent houleuse. On le reconnait à la zone de peau dénudée située à la base du bec et à son mode de vie très collectif. Les corbeaux freux sont en effet très sociaux et se rassemblent en groupes constitués de plusieurs couples, souvent quelques dizaines, mais parfois plus de 1000 lorsque les conditions s’y prêtent.Le dernier volatile de ce trio ténébreux est le grand corbeau (Corvus corax). Devenu rare, on ne le trouve plus que dans des zones reculées, loin de toute activité humaine. Même s’il ressemble beaucoup à la corneille noire, ses dimensions ne laissent planer aucun doute : le grand corbeau est un géant avec ses 60 à 70 cm de long pour une envergure de 1,20 à 1,30 mètres, une taille comparable à celle d’une buse ! Aucun risque de le confondre avec ses cousins !
Une chose est sûre : les corvidés, qu’ils soient grands corbeaux, freux ou corneilles, ont de l’astuce à revendre ! Les scientifiques se passionnent pour leur intelligence et leurs prouesses dépassent bien souvent nos espérances…
Des génies emplumés
Certaines caractéristiques des corbeaux que l’on retrouve dans les légendes et les représentations modernes sont belles et bien réelles, comme celle d’être doués de parole. Les corvidés, tout comme les perroquets ou les mainates, peuvent imiter la voix humaine. Ils sont capables d’associer un mot avec le contexte dans lequel il est prononcé et ainsi en comprendre la fonction. Ils sont aussi bruyants, puisque leur communication repose principalement sur le son ! Ils utilisent une large variété de cris, utilisés selon les contextes et chaque oiseau possède une signature individuelle vocale reconnaissable qui véhicule de multiples informations (sexe, âge, état physique, émotion).
Même s’ils ne vivent pas aussi vieux que le supposait Hésiode, on estime qu’ils peuvent vivre jusqu’à 20 ans en nature, beaucoup plus en captivité : 40 à 80 ans selon les sources. Cette espérance de vie impressionnante va de pair avec des interactions complexes inscrites dans la durée avec leurs congénères. Chez les grands corbeaux, les jeunes oiseaux immatures se regroupent entre eux pendant plusieurs années, jusqu’à 10 ans, avant qu’ils ne forment des couples. Ces interactions longues avec plusieurs individus nécessitent la mémorisation des informations nécessaires à la reconnaissance des congénères mais aussi de leurs positions au sein du groupe. Ce type d’organisation sociale mouvante où les groupes se font et se défont est appelée « fission-fusion ». On la retrouve également chez les éléphants, certains grands singes et cétacés. Pour certains scientifiques, vivre au sein de ce genre de groupe demande des capacités cognitives si importantes que cela aurait conduit à l’émergence d’une l’intelligence développée chez ces espèces sociales. Aussi, il a été observé qu’après un conflit un oiseau extérieur au combat pouvait venir consoler l’un des deux opposants en le touchant du bec et en passant du temps à ses côtés. Ce comportement pourrait être un premier signe d’existence d’empathie, la capacité à reconnaître les émotions des autres.
Leur mémoire, déjà mise en avant dans les contes, est également avérée. Les grands corbeaux reconnaissent les cris de congénères qu’ils n’ont pas côtoyés depuis plusieurs années ainsi que la qualité de la relation qu’ils entretenaient avec eux. Les cris qu’ils émettent en réponse sont modulés différemment selon la valeur de cette relation. De plus, certains corbeaux sont connus pour leur habitude à cacher leur nourriture en de multiples endroits et leur habileté à les retrouver plusieurs mois après les avoir enfouis. Et dans ce cadre, ils possèdent aussi des talents d’espion. En effet, si un corbeau surprend un de ses congénères en train de l’observer au moment où il cache son butin, il le déplacera plus tard, ailleurs, derrière un objet qui le dissimulera à la vue des autres.
Et même s’ils ne sont pas doués de divination, au sens paranormal du terme, les corbeaux sont capables d’anticiper l’avenir. Une expérience a révélé qu’ils pouvaient anticiper la possibilité d’obtenir une récompense et choisir, 18 heures en avance, les outils nécessaire pour résoudre le problème (un caillou nécessaire pour actionner le mécanisme d’une boite ou un bouchon de bouteille à troquer avec un expérimentateur) afin d’obtenir leur dû, une appétissante croquette. Plus de 88% des oiseaux ont réussi le test, surpassant les grands singes évalués avec un dispositif similaire.
Dispositif expérimental utilisé dans l’expérience menée par Can Kabadayi et son équipe (2016). Le corbeau a la possibilité de choisir un caillou, qu’il conserve en prévision de l’utilisation du dispositif. En faisant tomber le caillou dans le tube, il fait basculer la plateforme à l’intérieur de la boîte et libère ainsi une récompense alimentaire (Crédit : Agatha Liévin-Bazin, illustration extraite du livre « les intelligences animales » paru en 2019 aux éditions Ulmer).
Mais ce n’est pas tout ! On a également découvert que certains corbeaux savaient spontanément utiliser et fabriquer des outils, comme la corneille de Nouvelle Calédonie (Corvus moneduloides) qui découpe des languettes dans les feuilles de l’arbre Pandanus spp. et les utilise pour extraire les larves de coléoptères qui se cachent dans les arbres morts et qui sont inaccessibles autrement. Les larves mordent à l’hameçon et sont « pêchées » en dehors de leur abri. Ces languettes posent aujourd’hui de nombreuses questions très intéressantes car les scientifiques ont observé que, selon la zone géographique, les oiseaux ne les fabriquaient pas de la même façon. On trouve des languettes simples, toutes droites, larges ou fines, dans certains endroits de la Nouvelle Calédonie et d’autres, dans la grande majorité de l’île, qui sont découpées en forme d’escalier, avec plusieurs « marches ». Le fait qu’il y ait une fidélité importante dans la création de la forme des outils selon l’endroit, pourrait aller dans le sens d’une transmission culturelle, d’une tradition propre à chaque population d’oiseaux transmise de génération en génération, mais des observations supplémentaires sont nécessaires avant de pouvoir conclure avec certitude sur ce point.
À gauche, trois types d’outils découpés dans les feuilles de l’arbre Pandanus : un outil large, un outil fin et un outil en escalier. À droite, un crochet créé à partir d’une branche (Crédit : Agatha Liévin-Bazin, illustration extraite du livre « les intelligences animales » paru en 2019 aux éditions Ulmer).
D’autres espèces peuvent également apprendre à utiliser ces outils avec succès dans le cadre d’expériences menées en laboratoire. Quelques corbeaux freux ont par exemple appris à utiliser des cailloux pour élever le niveau de l’eau d’un tube afin obtenir une récompense flottant à sa surface, exactement comme dans la fable d’Ésope « la corneille et la cruche ». N’oublions pas que, jusqu’aux observations de chimpanzés par la primatologue Jane Goodall en 1960, l’outil était supposé être l’apanage de l’humain ! On déchante depuis !
La corneille et la cruche, illustration de Milo Winter, extrait du livre « The Æsop for Children » paru en 1919. L’oiseau dépose des cailloux dans la cruche pour faire monter le niveau de l’eau et se désaltérer (Crédit : Wikipédia).
Le vilain petit corbeau ?
On l’a vu, la mauvaise réputation des corbeaux a la vie dure ! Sages et intelligents, mais aussi charognards bruyants et repoussants, on les trouve souvent bien encombrants. En France métropolitaine, quatre espèces d’oiseaux sur les six classées parmi les « nuisibles » appartiennent à la famille des corbeaux et sont chassables toute l’année, comme la corneille noire et le corbeau freux. Et ce n’est pas un hasard ! Des siècles de contes macabres jouent en leur défaveur. Car si on leur reproche de s’en prendre aux œufs et aux oisillons des autres passereaux, leur impact sur les populations de petits oiseaux est négligeable. Et, en consommant les carcasses, ils réduisent la propagation des maladies. Les corbeaux sont donc les garants de la bonne santé de notre écosystème. Peut-être serait-il temps, après la chasse aux sorcières, d’arrêter la chasse aux corbeaux ?